D’abord, les embouteillages, éprouver l’espèce de résignation habituelle et autre chose, d’encore confus, comme un soulagement.
C’est un vendredi de fin d’après-midi aux abords de Paris, comme j’en ai vécu d’autres et l’habitude rassure, diffère aussi le moment redouté d’entrer dans Paris, et cette question que je n’ose formuler : comment vais-je retrouver Paris ? Vais-je me sentir rejetée par elle de n’avoir pas été là, ce week-end du 13 novembre ?
J’appréhende de rentrer dans Paris, comme si j’avais été malgré moi contaminée par ce travail photographique artistique autour d’un Paris vidé de ses habitants. Image qui a circulé sur les réseaux sociaux, une rumeur faisant croire à des Parisiens terrorisés, cloîtrés chez eux au lendemain des attentats. Je n’ai pas la télé, n’ai regardé aucune image en boucle sur les chaînes d’info en continu, mais cette image d’un Paris en creux, suspendu, me hante parmi toutes celles que j’ai vues sur Twitter. Comme si Paris avait été changée irrémédiablement, devenue étrangère à elle-même.
J’approche de Paris, ne sais pas ce que j’attends.
Puis, je la vois, au loin, avant même le tunnel, je vois son faisceau lumineux que je n’avais jamais remarqué avant, me semble-t-il. Je mets du temps avant de réaliser que ce ne peut être que celui de la tour Eiffel.
Je passe le tunnel de Saint-Cloud et son tournant en épingle à cheveu et la vois. Je sais que c’est elle que j’ai tant attendue, après l’avoir vue dans de si nombreux dessins. J’ai ce besoin de la voir « en vrai ». Elle est là, identique à elle-même, elle m’offre cette illusion consolatrice d’un Paris immuable.
Je suis sur le périph et me vois guetter des signes. J’attends maintenant de voir les trois couleurs bleu-blanc-rouge que je n’ai pu voir sur la tour Eiffel -il était encore trop tôt. Je les cherche malgré moi, dans un automatisme. La nuit tombe, ça roule plutôt bien maintenant sur le périph, je lève les yeux, lit les enseignes, publicités, lettres lumineuses et m’accroche aux couleurs jusqu’à arriver au niveau d’un pont qui enjambe le périph et laisse se détacher, immense, horizontale, une façade aux multiples néons formant le drapeau français. Je vois même l’enseigne « Leclerc So Ouest » avec sa station service et me plais à y lire là encore les trois couleurs que j’ai besoin de voir. Je n’avais pas fait attention à cela. A l’omniprésence du bleu, du blanc, du rouge, dans cet ordre-là, dans les enseignes commerciales au point que je me demande s’il en a toujours été ainsi.
Je suis en train de tout transformer en signes. Je lis Paris. On se protège comme on peut.
Le lendemain, en marchant du Bataclan vers République, je passe devant une agence immobilière, mon regard balaie la devanture et s’accroche à un « LOVE » qui n’est pourtant rien d’autre, bien sûr, que « LOUÉ ».
Dans le métro, plus tard, à République, je pose mon parapluie, tête en bas sur le sol noir. Il dégouline. Un filet sombre coule, net, épais, et je ne peux m’empêcher de penser à un filet de sang qui parfois prend cette couleur, presque noire. Je réfrène la sensation immédiatement, me l’interdit tant avoir eu cette idée me semble déplacé, coupable. Moi qui suis en vie.
Je prends des photos, déchiffre tout derrière l’écran de mon appareil, seul moyen pour voir quand même, voir et ne pas voir en même temps. Mettre à distance.
Au-delà de l’émotion que suscitent toutes ces fleurs, ces bougies, ces hommages, voir la beauté. Je ne sais si l’on peut dire qu’elle est consolatrice, mais elle me fait du bien, me facilite les choses -cadrer, organiser le réel, agencer les couleurs et les formes, trouver si belle cette affiche placardée à plusieurs endroits avec son « Même pas peur » ou « Même pas mal » comme un déni provoquant, une méthode Coué nous affirmant à tous, que « ça ira ! ».
Il fait un temps de chien, des rafales de pluie. Mes doigts sont gourds, mes bas de pantalon trempés et prendre des photos n’est pas aisé. En marchant, je me fais la réflexion que c’est un temps à attraper la crève et réfrène vite les mots avant qu’ils ne sortent de ma bouche, naïvement. Je dois me méfier de tout, des mots et expressions qui peuvent si vite prendre une autre tournure, si indécente. Et ce n’est qu’en tapant ce texte, que je m’aperçois aussi que je viens d’utiliser le mot « rafales » pour parler de bourrasques de vent accompagnées de pluie… Je ne l’ai pourtant pas fait exprès.
Et pourtant, je ne veux pas être réduite au silence, je ne veux pas qu’on me force à l’oubli d’un « La vie continue » entendu dans les bureaux de l’administration alors que les trois jours de deuil national n’étaient pas même passés.
Les réflexes professionnels reprennent le dessus : que puis-je photographier, que pourrais-je montrer, utiliser avec les élèves ? Je ne vais pas jusqu’aux terrasses de cafés, restaurant, et même si j’y étais allée, je n’aurais pas photographié les impacts de balle dans les vitres du bar Le Carillon. J’en reste aux mots, aux messages que je veux transmettre aux élèves, les mots pour dire le piège de la haine, ceux pour dire la nécessité de rester unis, ceux encore pour dire le refus des amalgames.
Je finis en photographiant les messages sur les panneaux lumineux de la Mairie de Paris, guette plus particulièrement celui sur la culture qui nous permet de rester debout et celui, encore, nous invitant à utiliser le hashtag #noussommesunis.
C’est ainsi aussi que j’ai commencé mes séances avec les élèves, par ce besoin de douceur, de consolation, en les faisant trouver des actions solidaires qui ont vu le jour grâce aux réseaux sociaux. Pour une fois que je pouvais contrer ces organismes qui interviennent dans les établissements scolaires et leur discours unilatéral, caricatural sur « les dangers d’internet et des réseaux sociaux » !